« Quand j’écris, ce n’est pas pour un disque en particulier et selon un programme de sujets à aborder. Comme depuis des années, j’écris plus de chansons que je n’en enregistre, c’est un processus compliqué de choisir ce que je vais enregistrer et ce que je vais laisser de côté. Par exemple, pour l’album « New Beggining » en 1994 ou 1995, j’ai enregistré la chanson « Give Me One Reason », que j’avais écrite au lycée » (Le Figaro, 12 Septembre 2005). A la certitude, Tracy Chapman est de celles qui aiment prendre leur temps. On en avait presque perdu la trace tant la dame se fait discrète dans ses apparitions publiques, surtout depuis la sortie de son dernier album « Where You Live » en 2005. Il aura fallu attendre le début de cette nouvelle année pour que l’artiste revienne sur le devant de la scène, théâtrale cette fois-ci, en signant le thème musical de la pièce « Blood Knot » actuellement en tournée aux États-Unis. L’intrigue ? Deux frères déchirés dans une Afrique du Sud en proie aux affres de l’Apartheid… Fraternité, Justice et Humanisme, voilà justement des sujets chers à celle que l’on avait d’emblée surnommée la « Dylan Noire », sitôt la sortie de son premier album éponyme, deux décennies auparavant. Un retour aux sources, somme toute, pour l’orfèvre de tubes tels que « Fast Car », « Talkin’ Bout a Revolution », « Baby Can I Hold You », « Give Me One Reason », ou « Telling Stories ». En attendant de savoir si un nouvel album viendra bientôt couronner ses vingt ans de carrière, revenons sur les ingrédients qui ont fait de Tracy le fer de lance d’une nouvelle génération de songwriteuses : une voix chaude et intense, une gratte sèche, le tout sur une architecture apparemment minimaliste.
She got a ticket
Savant mélange de talent et d’opportunités, le destin de Tracy a de quoi surprendre. Née le 30 mars 1964 à Cleveland, élevée par une mère célibataire, Tracy se passionne très tôt pour la musique. Son enfance, elle la passe à chanter dans la chorale de sa banlieue natale, pour ensuite commencer à jouer de la guitare et écrire ses premières compositions dès l’âge de 11 ans. Enfant précoce et adolescente douée, Tracy bénéficie d’une bourse pour continuer ses études dans le Connecticut et le Massachussets, d’où elle ressort diplômée d’Anthropologie et d’Etudes Africaines. A la fac, elle rejoint un groupe de percussions et continue à développer son propre jeu de guitare. Après avoir obtenu son diplôme, Tracy se produit dans les bars de Boston et envoie des démos à la radio de son campus, ce qui aura pour effet de très vite la transformer en icône folk locale.
En cette année 1986, le bouche à oreille fonctionne tellement bien que Chapman trouve rapidement label (Elektra Records), manager (Elliot Roberts), et média (Fast Folk Musical Magazine, revue folk vendue avec un disque 33t, pour laquelle elle enregistre « For My Lover »). Rendez-vous est pris l’année suivante pour l’enregistrement de son premier album. Aux commandes de la production, David Kershenbaum distille aux 11 titres qui formeront « Tracy Chapman », les arrangements nécessaires mais discrets pour ne pas effacer l’incroyable puissance vocale de l’artiste. Au tour maintenant d’assurer la promotion de l’album. Après avoir testé ses chansons live, seule ou en première partie du groupe 10,000 Maniacs, Tracy Chapman sort quasi inaperçu le 4 avril 1988. Qu’importe, Tracy continue d’écumer les clubs, dont un passage au très célèbre Bitter End Club de NYC, et tourne aux States et au Royaume-Uni toujours en première partie des 10,000 Maniacs.
Même si le cercle des fans de la chanteuse grandit petit à petit, sa vraie rencontre avec la renommée internationale se produira quelques mois plus tard. C’est en effet ce 11 juin 1988 que le monde entier fait connaissance avec le phénomène Chapman : invitée à participer au concert célébrant les 70 ans de Nelson Mandela, le « Nelson Mandela’s 70th Birthday Tribute Concert » au stade de Wembley en Angleterre, Tracy y fait sensation en se produisant pieds nus et chante « Fast Car » et « Talkin’ ´Bout a Revolution », lesquels deviendront très vite des hits. Les thèmes universels qu’elle aborde, à savoir la pauvreté, le racisme et la condition féminine trouve une résonance toute particulière dans ce contexte international post-Apartheid. Que de meilleur promotion pour l’artiste et ses textes engagés que ce concert diffusé en mondiovision !
Après cette apparition remarquée, Tracy voit déjà les ventes de son premier album croître de manière exponentielle. Deux jours seulement après l’avoir découvert, le public s’arrache déjà 12,000 copies de Tracy Chapman. Le Royaume-Uni succombe en premier aux compositions envoûtantes de la chanteuse, en hissant son single « Fast Car » au numéro 5 de ses charts, tandis que le Nouveau Continent lui attribue la 6ème place de son Billboard. Dans sa course au succès, Tracy rejoint la grande tournée organisée par Amnesty International, le « Human Rights Now ! World Tour », aux côtés de Peter Gabriel, Bruce Springsteen, Sting et Youssou N’Dour. A peine rentrée de ces six semaines de concerts qui l’ont portée aux quatre coins du monde, Tracy voit son deuxième single « Talkin’ Bout a Revolution » se classer 75ème au classement US, bientôt suivi par « Baby Can I Hold You » à la 48ème place. Enfin au début de l’année 1989, l’artiste constate que son talent est récompensé par l’obtention de 3 Grammy Awards : pour le « Meilleur Album Folk Contemporain », la « Meilleure Performance Vocale Féminine » pour « Fast Car », et en tant que « Meilleure Nouvelle Artiste ».
All you folks think you own my life
Forte du succès de son premier album, Tracy persiste et signe rapidement pour une suite. Le 3 octobre 1989 sort Crossroads, un album dans la lignée de son prédécesseur, où l’artiste continue d’évoquer les thèmes qui lui sont chers. A la pauvreté, au racisme, à la condition féminine, et à la dénonciation du matérialisme et des injustices, Tracy ajoute deux vibrants hommages au combat de Nelson Mandela dans les chansons « Freedom Now » et « Born to Fight ». Pour ceux qui penseraient que le succès l’a pervertie, Tracy leur donne une belle leçon d’humilité dans « All That You Have Is Your Soul » (en français, « Tout ce que tu possèdes, c’est ton âme ») en même temps qu’elle confie être quelque peu décontenancée par sa célébrité soudaine (« What is at your back/ Which way do you turn/ Who will come to find you first/ Your devils or your gods » in « Crossroads »). Certes un peu moins bien accueilli que le premier opus, Crossroads ravit une nouvelle fois un public toujours sous le charme de la magie Chapman, certifié aux USA « disque de platine » en novembre de la même année.
Si Crossroads avait été l’album de la maturité musicale, Matters of the Heart, est celui de la maturité affective. Sorti le 28 avril 1992, MOH est le 3ème album studio et le 2ème coproduit de la chanteuse, qui y dévoile une version un peu plus subjective de son univers. En effet, même si la pauvreté ou la condition féminine y sont encore abordés (respectivement dans « Bang Bang Bang » ou « Woman’s Work »), les titres prennent ici et là des accents de liberté (« I Used to Be a Sailor »), d’optimisme (« Dreaming On a World »), et surtout l’amour, déçu ou triomphant est omniprésent. Devenue jeune femme, Tracy regrette cette innocence perdue dans un éden lointain dans « If These Are the Things » (« I’m in the garden/ All the trees bear fruit/ I have to pick them before they fall/ I finally grab one/ I hold it in my hand/ I open it up/ It’s rotten to the core, ce qui équivaudrait en français à « Je suis dans le jardin/ Tous les arbres portent des fruits/ Je dois les ramasser avant qu’ils ne tombent/ J’en attrape finalement un/ Je le tiens dans ma main/ Je l’ouvre/ Il est pourri de l’intérieur »). Un tournant s’opérerait-il ?
Trois ans après la sortie de Matters of the Heart, New Beginning arrive dans les bacs le 14 novembre 1995. Déconcertant dans le choix des thèmes et des styles abordés, le nouvel opus confirme les changements opérés dans la vie de l’artiste. De ces trois ans de pause, l’artiste a eu le temps de faire le point, de vaincre ses démons pour savoir désormais vers où elle veut aller. De sa quête initiatique, Tracy a ramené des questionnements métaphysiques (« Heaven’s Here on Earth »), des réflexions humanistes (« New Beginning ») tout en insistant sur le travail de mémoire (« Tell It Like It Is »). A l’écoute de cet album, il est clair qu’une ouverture tant musicale que spirituelle s’est opérée chez Chapman, qui se plaît à agrémenter son éventail musical de didjeridu et autres sonorités « world », en passant par le blues et la soul. Objective, si Tracy reconnaît sa faillibilité dans les choses de l’amour (« At This Point In My Life »), celle-ci ne veut pas pour autant perdre son temps (« Give Me One Reason »). Contre toute attente, c’est d’ailleurs ce dernier titre qui fera décoller les ventes de l’album, qui s’écoulera rien qu’aux USA à plus de 3 millions d’exemplaires, devenant par la même occasion le plus populaire des singles de Tracy. Résultat des courses : un Grammy Award pour la « Meilleure Chanson Rock 1997 ».
Si New Beginning avait réaffirmé le talent de songwriteuse de Tracy, son nouveau retour sur la scène musicale se produit le 15 février 2000 avec la sortie de Telling Stories. Comme autant d’instantanés impressionnistes, les 11 titres qui composent cet album nous livre une Tracy lyrique, en proie aux émotions les plus intenses, alternant entre le rêve (« Telling Stories »), la joie (« It’s OK », « Wedding Song ») ou le doute (« Unsung Psalm », « Devotion »). Porté par la large diffusion du single éponyme, Telling Stories est encore une grande réussite commerciale, récompensée 3 mois plus tard par l’obtention d’un disque d’or aux States.
Réussite bien plus incertaine que la réalisation de Let It Rain deux ans plus tard. Disponible dans les bacs le 15 octobre 2002, l’album pousse un peu plus Tracy dans ses retranchements en livrant des morceaux tout à fait introspectifs et poignants. Balançant entre sonorités électro, rythmes bluesy, chorales gospel parsemées ça et là d’accordéon et de banjo, Let It Rain s’impose comme la plus hétéroclite des réalisations de Chapman. Peut-être que l’apport de John Parish à la coproduction y est pour quelque chose. Un vrai régal pour les adorateurs inconditionnels de la chanteuse pour qui la réussite commerciale ne compte guère. Car entre ces atmosphères lourdes et éthérées, celle-ci signe des titres déchirants de sincérité (« Let It Rain », « You’re The One », « Happy », « I Am Yours »).
Considéré dans la droite continuité de Let It Rain, Where You Live est à ce jour le dernier album de Tracy. Affirmant un peu plus la tendance de l’artiste à glisser du folk au rock alternatif, Where You Live est un album élégant et varié, à la grande fluidité. L’inclinaison naturelle de Tracy pour les parts d’ombre prend ici tout son sens : sombre et envoûtant, le dernier opus de la demoiselle alterne entre les rêves ( « Change »), la recherche du divin (« Before Easter », « Be And Be Not Afraid »), ou les cauchemars actuels (« America »). Coproduit avec ce qui faut de détails et de minutie par Tchad Black, qui s’était déjà illustré auprès d’autres artistes comme Elvis Costello, Paul McCartney ou Suzanne Vega, et qui a d’ailleurs ramené pour l’occasion Flea, le bassiste des Red Hot Chilli Peppers, Where You Live s’impose comme le disque bilan de l’artiste. Entre quête de soi et méditation sur le devenir de l’Homme, les 11 chansons qui le constituent sont autant d’invitations, lancées par Tracy à faire le point pour chacun d’entre nous. Sa voix grave mais sereine nous guide à travers des textes apparemment anodins mais à la grande précision émotionnelle. Dernier grand rendez-vous de la chanteuse avec son public, Where You Live prend toute sa signification dans le contexte socio-politique actuel, si l’on prend en compte sa date de sortie : le 13 septembre 2005. Vindicte contre le gouvernement Bush ou dénonciation de l’extrémisme sous toutes ses formes ? Avec ces métaphores maquillées et ces comparaisons hasardeuses, Tracy reprendrait-elle du service pour la protest song ?
Telling Stories
Femme de tous les combats et humaniste invétérée, Tracy ne manque aucune occasion pour manifester son soutien aux causes qui lui tiennent à cœur (Amnesty International, la reconnaissance du Tibet…). Mais si la présence physique de la star à ces manifestations ne fait aucun doute, son implication musicale se fait de moins en moins évidente. Celle que l’on s’était empressé de surnommer la « Dylan Noire » semble avoir au fil du temps adouci sa plume : auparavant revendicatrice pure et dure (« Fast Car », « Talkin ´ Bout a Revolution », « Subcity », « Born To Fight », « Bang Bang Bang »), sa prose se fait dans ses dernières compositions plus subtile et énigmatique (« 3,000 », « Change », « Going Back »). Aussi, ses préoccupations ont changé : là où encore hier elle dénonçait pauvreté et discrimination, Tracy multiplie aujourd’hui les critiques contre la société de consommation et ses dérives environnementales Pour preuve, les paroles de « The Rape Of the World » (Mother of us all/ Place of our birth/How can we stand aside/ And watch the rape of the world, en français : « Mère de nous tous/ Berceau de notre naissance/ Comment pouvons-nous rester à l’écart/ Et voir le monde se faire violer).
Manifestement en rupture avec la pensée dominante, la chanteuse témoigne sur ses derniers albums (Telling Stories, Let It Rain, Where You Live) d’un scepticisme rare sur l’espèce humaine, vénale (« Paper and Ink ») et tourmentée (« Hard Wired »). Désireuse de nous faire réagir sur l’évolution de nos sociétés, celle-ci nous invite à nous réfugier dans la vérité de la Nature (« Going Back »), et à rétablir une connexion avec le Divin, pour le salut de nos âmes (« Be And Be Not Afraid »).
Déjà évoquée ci-dessus, la chanson « America » présente dans le dernier album est la seule exception à la règle. Son rythme saccadé et ses chœurs martiaux nous indique que pour l’artiste, l’heure est au règlement de comptes : d’ailleurs dans ce titre, écrit peu de temps après les élections présidentielles américaines de 2000, le conquistador moderne qui envahit cette Amérique, n’a-t-il pas des faux airs de W. Bush ? « You were lost and get lucky/ Came upon the shore/ Found you were conquering America/ You spoked of peace/ But waged a war/ While you were conquering America […] I see your eyes seek a distant shore/ While you’re conquering America/ Taking rockets to the moon/ Trying to find a new world/ And you’re still conquering America », ce qui donnerait en français : « Tu étais perdu mais tu as eu de la chance/ Tu es venu sur le rivage/ Décidé que tu allais conquérir l’Amérique/ Tu parlais de paix mais tu as fais la guerre/ Pendant que tu étais en train de conquérir l’Amérique […] Je vois tes yeux chercher un lointain rivage/ Pendant que tu es en train de conquérir l’Amérique/ Lançant des fusées vers la lune/ Essayant de trouver un nouveau monde/ Et tu es toujours en train de conquérir l’Amérique ».
« Je ne me considère pas comme une protest singer. J’ai une curiosité intéressée pour certaines choses dans le monde et, quand j’écris des chansons, j’aborde parfois des sujets qui peuvent être considérés comme politiques ou sociaux, puisque ce n’est pas ce dont parlent les chansons pop en général. Je me sens plus proche de ce qu’on pourrait appeler une chanson populaire traditionnelle, ce qui n’a pas forcément grand-chose à voir avec la musique qui est sur le marché aujourd’hui. Dans la country music, le blues, le r’n’b, on a longtemps écrit sur tout, sur l’amour, la mort, les relations humaines, le travail… Beaucoup de ces thèmes, qui intéressent tous les auteurs et compositeurs d’aujourd’hui, sont aujourd’hui la meilleure garantie d’être exclu du marché. Le business de la musique ne veut pas que l’on parle d’autre chose que de relations amoureuses », confiait Tracy toujours pour la même interview (Le Figaro, 12 septembre 2005).
Au risque de décevoir ceux qui avaient établi des pronostics sur sa finalité artistique, la demoiselle n’a pas peur de penser ses chansons librement. Si celle-ci refuse les étiquettes et les modes, il est indéniable que sa démarche musicale, quelle qu’elle soit, a ouvert la voie à toute une génération d’auteures-compositrices comme Tori Amos, Fiona Apple ou autres Sarah McLachlan. Sa participation dans la réalisation d’une pièce de théâtre témoignant du drame de l’Apartheid la relie de manière certaine à ses premiers opus. Une sorte de retour aux sources ? « La musique fera toujours partie de ma vie » déclarait-elle. A croire que l’on a pas fini d’entendre parler d’elle. Car, à l’évidence, ce que fait le mieux Tracy, c’est bien raconter des histoires.
Sources :
http://www.about-tracy-chapman.net
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