Ecrivain américain connu pour l’aspect horrifique de ses œuvres, Stephen King figure parmi les auteurs les plus prolifiques de sa génération, ayant publié tout au long de sa carrière plus de cinquante romans et deux cents nouvelles. Récompensé à plus d’un titre, ce célèbre « maître de l’horreur » est avant tout un écrivain à l’imagerie incontournable, un savant littéraire disposant de l’art et de la manière de créer des univers riches et de les développer avec un souci du détail remarquable. Influencé par le style de Richard Matheson et fasciné par le traitement du fantastique par Ray Bradbury pour La Foire des Ténèbres (1962), King a développé une écriture ciselée, ce qui lui permet de se concentrer en priorité sur le profil psychologique de ses personnages. Chacune de ses œuvres réussit à immerger le lecteur dans ses univers sombres au travers de thématiques universelles, touchant notre propre inconscient, qui nourrissent l’imaginaire de l’écrivain. Dès son premier roman Carrie1974), il se sert du fantastique comme appui des affres de l’adolescence, en faisant de son personnage principal le martyr de son entourage. L’horreur présente chez King se montre plus insidieuse, s’incarnant dans ce qui apparaît le plus humain. Dans cette perspective, les romans lui permettent d’aborder des sujets critiques comme la folie dans Shining, l’enfant lumière (1977), l’avidité qui pousse à la violence dans Bazaar (1992) et la pression sociale à de multiples reprises, appliquée à la figure récurrente de l’écrivain (Misery, La Part des ténèbres, etc.). Son sens de la narration vampirise un cadre urbain de manière à transmettre l’angoisse au lecteur, le plus souvent par l’intermédiaire du point de vue de l’enfant.
C’est avec Ça, treizième roman de sa carrière, que l’écrivain à succès concrétise son cycle de l’enfance. Œuvre littéralement monstrueuse sortie en 1986, publiée en deux volumes dans le territoire français deux ans plus tard, Ça raconte dans les grandes lignes l’émancipation, entre passé et présent, d’un groupe d’amis en proie à une terreur inconnue, résidant au sein de leur quartier d’enfance et tuant les enfants sous plusieurs formes. D’un livre tout à fait ambitieux sur le plan narratif jusqu’aux projets cinématographiques, plongeons au cœur de cette histoire grandiose qui imposa une nouvelle figure inoubliable de l’épouvante moderne !
Stephen King ouvre son roman avec cette première phrase symbolique : « Enfants, la fiction n’est que la vérité que cache le mensonge, et la vérité dans ce récit est suffisamment simple : La magie existe. ».
L’histoire de Ça part d’un postulat fantastique, celui d’une créature monstrueuse se cachant sous les fondements d’un quartier ordinaire du Maine. Or, cette part fantasque surgissant des confins du réel trouve sous la plume de King un sens allégorique des plus fascinants : les sept enfants héros de l’aventure doivent affronter l’incarnation même de leurs peurs les plus primaires à un âge où leur vision idyllique du monde se détériore petit à petit. C’est justement grâce à la capacité de l’auteur de retranscrire la vision du monde par les enfants que chaque personnage arrive à être attachant. Tous les enfants principaux de l’histoire ont des personnalités bien marquées et traversent à leur tour une épreuve qui marquera leur vie à jamais : Bill doit faire face au deuil à cause de la mort de son petit frère emporté par la terrible créature de Derry, masquée sous la forme d’un clown bienveillant ; Eddie apprend à s’affirmer face à la surprotection de sa mère ; Beverly se confronte à un père à l’amour dévorant ; etc. En faisant un portrait précis sur leurs dilemmes et leurs souffrances, King parvient à concrétiser leurs relations.
L’auteur prend soin de sublimer ce portrait de l’enfance par le biais d’une narration complexe, faisant la jonction entre deux trames temporelles. De cette manière, le portrait sur l’enfance est accompli, dans la mesure où les personnages doivent se reconnecter avec leurs racines pour aller de l’avant. Le quartier d’enfance se révèle, au fil de la lecture, malsain dans son rapport même à la réalité : les adultes semblent déconnectés en traitant par le déni les meurtres d’enfant, ce qui assure un climat pesant à chaque page du roman. C’est par cette incompréhension générale que la « Bande des Ratés », nom autoproclamé par les personnages principaux, est ainsi fortement unie. Alignant de purs moments de douceur innocente et des passages d’une cruauté glaçante, l’auteur cristallise une amitié solide par un remarquable et ambitieux rite du passage à l’âge adulte écrit avec une justesse exemplaire.
Maintenant, ce qui est indispensable à toute œuvre de Stephen King, c’est cette part d’effroi qui renforce l’enjeu de son histoire. Et dans Ça, n’y a-t-il pas d’angoisse plus définitive que l’incarnation de la Peur elle-même, imprévisible, incontrôlable et intimidante ? La créature malfaisante de Derry est bien le plus beau monstre sorti de l’imagination de King, représentant l’insondable mal régissant les pulsions les plus primaires dans le monde humain. Entité venue d’un autre temps, elle a fait du monde terrestre son terrain de jeu et joue des états d’âme humains à des fins alimentaires. Au-delà de sa faculté à saisir la peur de ses victimes, ce monstre aux instincts de prédateur possède une aura terrifiante symbolique, celle de se nourrir de l’innocence de ses victimes et de la brutalité du monde. Stephen King construit toute une historicité autour de l’entité démoniaque attachée à la petite banlieue de Derry, fustigeant toutes les atrocités de l’humanité passées sous silence durant des années. Dans Ça, ce constat terrible est illustré par l’incompréhension des enfants face au déni des meurtres d’enfants, incendies ravageurs et tentatives d’abus sexuel par les adultes de leur quartier : « A Derry, la faculté d’oublier les tragédies et les désastres confinait à l’art, comme Bill Denbrough allait le découvrir avec les années ».
L’auteur établit, avec un dialogue entre le passé et le présent des personnages, un récit de vie complet traitant méticuleusement du passage à l’âge adulte, dans lequel domine le représentant monstrueux de la Mort, utilisant les souffrances enfouies de ses victimes pour les faire disparaître du monde des vivants. King joue aussi avec les faux-semblants : Derry, la petite et charmante banlieue californienne, renferme en son sein les plus infâmes histoires sombres de l’humanité, tandis que son monstre démiurge, doté d’un don polymorphe, revêt de son apparence favorite, celle d’un « clown comme au cirque ou à la télé », dans l’intention de charmer sa proie juvénile avant de l’attaquer. Renfermant toutes ces thématiques chères à l’auteur, Ça est composé comme une œuvre-monde monstrueuse à la portée émotionnelle saisissante.
Longue de 1 138 pages, divisée en deux tomes dans son édition française, l’œuvre emblématique de Stephen King It a su marquer la culture populaire en imposant avec son redoutable monstre la figure du clown aux intentions vicieuses. Pourtant, le roman du « maître de l’horreur », aussi terrifiant qu’il soit, renferme d’autres trésors encore plus grands. A travers ce récit qui s’apparenterait à une simple chasse au monstre, King peint une œuvre-totale sur l’enfance, racontant une magnifique histoire d’amitié et plaçant le temps comme moteur dramatique du récit à travers une narration divisée en deux temporalités. La monstruosité de Ça se fait alors progressivement jusqu’à atteindre une horreur insoupçonnée, sous le joug d’une créature polymorphe à l’instinct pervers. La forme préférée de ce monstre carnassier, Grippe-Sou le Clown Cabriolant, est rentrée dans la légende, notamment grâce à ses incarnations cinématographiques, interprétées par l’inénarrable Tim Curry dans la mini-série de 1990 et le talentueux Bill Skarsgard dans l’actuelle adaptation projetée sur le grand écran. Un drame humain, un récit de suspense haletant, une allégorie terrifiante des atrocités de l’humanité et une chronique de vie touchante : Ça est tout à la fois, mais encore et surtout une œuvre-phare de Stephen King, au contenu gargantuesque et à la cruauté inouïe.
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