Héritage d’un monument du cinéma
Au plein cœur de la faune de films à gros budgets projetés pendant la chaude saison des vacances, se dresse un mastodonte d’une durée de 140 minutes, La Planète des Singes : Suprématie, volet d’une franchise aux racines antiques. La Planète des singes est tout d’abord un roman de science-fiction écrit sous la plume du français Pierre Boule en 1963 ; un récit de science-fiction fascinant en tout point doublé d’une satire grinçante de la théorie darwinienne, peignant une réalité dans laquelle nos ancêtres primates auraient pris le dessus sur la société humaine. L’histoire est devenue mythique seulement cinq ans plus tard par le biais du cinéma : le film réalisé par Franklin J. Schaffner constitue une révolution technique à sa sortie avec ses maquillages simiesques incroyablement sophistiqués pour l’époque. C’est aussi une œuvre cinématographique profondément noire, réduisant le point de vue humain, représenté par Charlton Heston, à la merci de la Nature, elle-même expérimentée auparavant par les mains de l’Homme. L’aura de cette histoire ne s’est pas arrêtée là, puisque le succès retentissant de l’adaptation cinématographique laisse place au développement de multiples suites, faisant de La Planète des Singes un ancêtre des franchises sur grand écran. Après un remake orchestré par Tim Burton aux échos mitigés, la saga se renouvelle à l’ère 2010, en prenant le point de vue de César, le primate ayant déclenché la haine de ses frères contre les humains. Les Origines (2011) ont mis en place la révolution des singes face à l’oppression humaine ; L’Affrontement (2014) a laissé le conflit entre les deux camps monter en tension ; Suprématie (2017), ou War for the Planet of the Apes en version originale, représente maintenant l’apothéose de la bataille entre les singes et les humains, brutale et impartiale.
Une épopée sauvage immersive aux antipodes du blockbuster actuel
Réalisée par Matt Reeves, la conclusion de la nouvelle saga met en scène bien plus l’ultime lutte de César pour la libération de son peuple qu’une guerre physique étirée en longueur. Prenant le point de vue des primates durant la première moitié, le long-métrage place son action dans un cadre glacial, une atmosphère âpre dessinant les démons intérieurs d’un César revêche, entraînant les siens dans une quête de vengeance personnelle contre un Colonel irascible. Le personnage central du film César, sauveur et modèle de sa race, est poussé jusqu’à ses derniers retranchements, ce qui le met en doute quant à sa loyauté à guider les siens. Les singes accompagnant César dans sa quête sont hors de leur territoire, mettant par conséquent leur courage à l’épreuve dans un milieu hostile, celui du monde ravagé des hommes. Inspiré des grandes épopées d’Akira Kurosawa, réalisateur connu pour Les Sept Samouraïs (1954), Reeves mêle une mise en scène intimiste, capturant les émotions des personnages tout en s’autorisant un rythme posé, avec une ampleur visuelle grandiose, enchaînant les paysages enneigés filmés en plans d’ensemble. Il réussit surtout le défi technique de confronter les acteurs jouant les singes en performance capture (portant des combinaisons à capteurs de mouvement) à l’immensité des décors réels. Atteignant un degré d’immersion totale, le long-métrage s’apparente dans sa structure à une lente descente aux enfers des singes partis en vadrouille, dans les pas d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979) avant de devenir une lutte de survie sans pitié. Cependant, Reeves préfère mettre en avant les émotions de ses personnages que de s’adonner au grand spectacle. C’est pourquoi Suprématie met en scène une traque catalysant la tension d’un conflit où règne désormais la loi du plus fort. Prenant, brutal et pourtant intimiste, ce dernier volet de la nouvelle saga, traitant de thèmes forts comme la question de l’héroïsme et du doute, refuse le spectaculaire pour devenir avant tout une œuvre visuellement stupéfiante et dotée d’une atmosphère fascinante.
La parole disparaît pour mieux laisser l’image cinématographique traduire l’émotion de son histoire
Techniquement impressionnant et proposant l’ambition de clôturer une franchise mythique du cinéma, le paradoxe de La Planète des Singes : Suprématie réside en sa capacité inattendue de gagner en puissance grâce à une économie de mots. L’absence de parole étant un thème primordial du film, la gravité de l’histoire est à chercher au cœur de l’image et de ses expressions. En effet, les gestes des personnages et leurs interactions déterminent l’intensité de l’histoire. Celle-ci s’avère profondément humaine mais aussi terriblement âpre : le cinéaste crée une poétique du signe aussi bien dans les moments de tendresse que dans les moments de tension. A travers une focalisation sur le ressenti des personnages, entre un César en proie à la tourmente et un adversaire humain à l’esprit déterminé, le long-métrage donne une vision ambivalente de la question de l’humanité, incluant la thématique traditionnelle de la saga. Là où les singes apparaissent dans un premier temps plus humains par rapport à l’Homme dessiné comme une ombre funèbre sans état d’âme, Matt Reeves sait jouer avec les attentes des spectateurs pour mieux les décontenancer. Le dernier périple de César et de ses frères est suffisamment empreint d’émotions imprévisibles, convoquant tour à tour la candeur et le sentiment d’urgence, pour emporter le spectateur dans cette aventure bouleversante centrée sur les relations humaines.
Sombre et désespéré, La Planète des Singes : Suprématie de Matt Reeves offre aussi bien une conclusion douce-amère à l’histoire du singe révolutionnaire César qu’un magnifique voyage cinématique empreint de douceur et de noirceur à la fois. Le dernier volet en date de la franchise La Planète des Singes sait respecter l’essence de cette histoire mythique tout en gardant sa propre identité. Matt Reeves, cinéaste très prometteur, signe une œuvre cinématographique soignée et ambitieuse, qui pose ses marques avec un sens de l’image cinématographique remarquable et une approche sensitive du spectacle vraiment prenante.
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