Bill Deraime est un personnage hors du commun. C’est ce qui nous est apparu après l’avoir rencontré à l’occasion de la sortie de son dernier album, intitulé Après Demain. Derrière le bluesman se cache un sage.
Après Demain, le dernier album de Bill Deraime, est composé de douze chansons. Interprétées d’une voix rocailleuse, elles traitent des sujets humanistes qui sont au cœur de la vie du bluesman. Au fil de la discussion, la musique et l’actualité laissent place à la vie, tout simplement. Bill Deraime est un sage, un chrétien au sens noble du terme pour qui la religion passe avant tout par l’amour de son prochain.
Alors qu’il m’a chaleureusement accueilli chez lui, j’ai commencé à poser une ou deux questions et j’ai vu que c’était inutile. Inutile parce que l’homme a beaucoup à dire sur la vie, qu’il a beaucoup appris au fil des ans. Son discours apparaît comme une leçon, alors qu’il ne cherche jamais à en donner. Cette interview peut paraître un peu particulière, puisqu’elle ressemble plus à une discussion fleuve. Mais le sens des propos fait que nous ne voulons pas l’altérer. Ecoutons-donc Bill Deraime parler de sa musique et de sa vie.
Si tu devais te présenter en quelques mots… ?
Aujourd’hui, je ne suis plus un apprenti. Je me considère comme un bluesman dans la tradition. Et ça m’a pris beaucoup de temps pour y arriver.
Comment as-tu conçu ce nouvel album, après une carrière aussi riche ?
C’est quelque chose d’intense. C’est aussi revitalisant que régénérant. Plus jeune, j’ai eu un gros succès, puis je suis descendu très bas, je suis remonté, puis redescendu… Ma carrière a été une sorte de yoyo. Entre 1995 et 2005, j’ai eu une période discographique très critique. J’étais déjà descendu bas mais pendant cette période, j’ai été malade. Quand on a connu des moments où tout roule sur des rails et que l’on fait l’Olympia pendant quinze jours, la période noire est difficile. J’ai une tendance à la dépression, ça me vient de ma mère qui était maniaco-dépressive. J’ai vécu des hauts et des bas, de manière cyclique et continuer la musique m’a en quelque sorte sauvé. Les années 2000 ont été le pic de ma dépression. J’avais fait un album qui s’appelait Avant la paix, avec une petite équipe de très bons musiciens. On n’était pas dans un major mais dans un label indépendant qui est tombé en faillite frauduleuse au bout de six semaines. Cela a été difficile de récupérer les bandes et je me suis accroché à mon travail mais il m’a fallu une aide spirituelle pour pouvoir continuer. Cela dit, la foi n’enlève pas la souffrance.
Depuis quelques années, je ne fais que des albums de reprises. C’est le cas des deux derniers albums, dont Brailleur de fond. C’est une sorte de best of des années 2000. Comme ça, on a pu ressortir les titres de Avant la paix, qui avait été plombé ainsi que d’autres qui n’avaient pas eu leur chance, d’un autre album qui est passé à l’as. J’ai repris les bandes originales et j’ai rechanté dessus. Avec ce nouvel album, je continue dans la même direction, il n’y a que deux chansons complètement inédites. Depuis, je vis comme une ascension. Je perfectionne les choses, je fais du meilleur, du plus beau plutôt que du neuf. Je veux quelque chose de plus blues, plus funky, voire un reggae très personnel.
Pour cet album, j’ai travaillé avec un clavier qui a bossé avec Bob Marley par le passé. Ce dernier album, c’est mon meilleur album. Se dire ça à mon âge, c’est épanouissant. Quant aux concerts, on n’en fait pas des milliers mais il y a toujours du monde. C’est une histoire de groupe, une histoire fraternelle. J’aime aller sur scène avec les musiciens qui ont travaillé avec moi sur l’album. Comme ça, chacun travaille suffisamment pour se hisser au niveau des chansons. Ce clavier, il a un grand savoir. Il a aussi travaillé avec Police, Cat Stevens… Il est un peu plus jeune que moi, il travaille en France mais il a des relations internationales aux Etats-Unis, au Canada… Il a une maison dans la grande banlieue de Paris et la dernière fois que j’y suis allé, il terminait un disque avec des hongrois. On dit toujours qu’on est la somme des gens qu’on a rencontrés. C’est un peu le cas de ce clavier. Moi, je n’ai pas rencontré Marley mais j’ai rencontré sa musique. Par contre, j’ai rencontré Ray Charles Mais derrière sa musique, je n’avais plus grand-chose à lui dire sinon mon admiration.
C’est important que les musiciens soient à la hauteur. Pour ce nouvel album, on a poussé les musiciens à un travail particulier. Notre batteur est un batteur de jazz, plutôt bavard dans son jeu. Il nous fallait un jeu plus tendu, plus rock n’roll pour coller aux titres. Avant, j’aurais fait moins attention à ce genre de choses. Mais je sentais que ce batteur avait une énergie particulière et c’est pour ça que j’ai voulu continuer avec lui. Ca a été le départ d’une réalisation rythmique nouvelle, une vraie expérience humaine. Je travaille avec des frères, des amis à qui je demande des choses difficiles. Certains musiciens s’estiment au-dessus de la mêlée.
Sur le plan humain, c’est un album que j’ai écrit comme avant, je me suis toujours considéré comme un chanteur, auteur et compositeur engagé et c’est encore le cas. Cet engagement est de plus en plus fort. Avant, j’ai été éducateur et aujourd’hui, j’ai comme une mission, qui correspond aux gens que je connais et à la maladie que j’ai eue. Je viens d’un milieu sombre et je me sens proche des gens de la rue. On est dans une société égoïste qui n’a que l’argent pour seul Dieu, pour seule idole. On n’est pas dans un système libéral mais dans un système ultra libéral, je suis en train de prendre conscience que c’est le moment de changer vraiment la société, que les gens de la rue sont nos prophètes. C’est lidée d’un ami prêtre qui a fondé le collectif Les Morts de la Rue. Il y a une célébration tous les six mois et on essaie d’organiser des enterrements humains, de rechercher la famille des disparus. J’essaie musicalement d’être un de leurs porte-paroles, c’est important. Il n’y pas que les mouvements humanitaires comme les Restos du Cœur, mais aussi des mouvements écologiques, en marge du show-biz et de la société de l’argent, qui ne prend part à des associations que pour se donner bonne conscience. Je crois que la pauvreté la plus extrême révèle la cruauté de la société. On ne peut pas rester indifférent, sans devenir un des prédateurs de ce système qui tue. Il y a cette image de la centrifugeuse : les plus riches, les plus forts parviennent à s’accrocher alors que les plus faibles sont éjectés vers une mort sociale. C’est ce que j’essaie d’exprimer en chansons, sans culpabiliser les gens, ce qui ne servirait à rien.
Le base du blues et du reggae, c’est la plainte tout autant que la contestation. C’est avec l’âme qu’on exprime cette plainte. La plainte vient des profondeurs de l’homme. Le blues, c’est la vie. C’est quelque chose de christique, de mystique. Le blues, ça peut aussi être une musique très positive. Ce que j’appelle le blues, c’est toute la musique noire.
Il faut prendre conscience qu’on ne doit pas laisser son frère sur le bord de la route, même si c’est impossible d’aider tout seul. C’est pour ça qu’il existe des associations. Les Morts de la rue agissent pour les vivants, en interpellant la société. Il y a une cinquantaine d’associations parisiennes, dont ATD Quart Monde, qui dit justement qu’on ne peut pas éradiquer la pauvreté sans l’avis des pauvres. C’est d’ailleurs ce que le nouveau pape a dit en premier.
Le show-biz a vite fait de happer les gens. Je m’en suis rendu compte quand j’étais au plus bas. C’est parfois dommage, parce que je sens une âme chez certains chanteurs, qui n’arrîve pas à s’exprimer à cause de cela. Alicia Keys, par exemple, je l’ai entendue une fois en concert avec son piano et juste un quatuor vocal et il y avait une âme. J’aime aussi Beyonce en tant que chanteuse mais le côté variété écrase sa présence. J’ai écouté Shy’m aussi, parce qu’elle a parlé de moi dans plusieurs interviews. Elle a une sorte de soul, d’âme qui transparait mais dans son dernier album, ça passe complètement derrière la variété. Elle n’est plus qu’une petite cerise sur ce gâteau. Peut-être que si elle tombait dans l’oubli et qu’elle décidait de persister, elle pourrait faire quelque chose de vraiment bien.
On ne peut pas dire ça ira mieux demain, c’est trop facile. Le mieux, c’est de dire demain, ça peut aller mieux. Ou encore, demain ça peut s’arranger, on y croit. Je pense que le vrai bonheur n’arrive qu’à la fon de la vie. Je ne parle pas du paradis mais de ces couples de vieilles personnes qui respirent le vrai bonheur parce qu’ils ont surmonté les obstacles. Quelques sages aussi, comme le Dalaï Lama, des saints, des soufis… Ou Rabïndranâth Tagore, dont les poèmes respirent le bonheur. Le bonheur, comporte deux ailes : la confiance et la patience. Avec ces deux ailes, on peut planer comme un albatros. C’est ça la béatitude, l’Amour.
Je n’écris presque plus moi-même parce que ça me prend du temps, c’est laborieux. Il me faut parfois plusieurs mois avant qu’une chanson soit bien. Je chante beaucoup pour ciseler les choses, avec une rythmique anglo-saxonne. Avec ma maladie, j’ai évolué vers une goualante.
Notre magazine s’appelle Save My Brain… Sauver les cerveaux. Comment peut-on le faire ?
C’est une démarche mystique. Sauver le cerveau, ça sous-entend qu’il est malade à la base. Etre mystique, ça ne veut pas dire rester chez soi en position du Lotus à prier sans arrêt, même si ça peut être une base. C’est savoir rester à l’écart, par exemple chez soi ou dans un monastère. On peut éventuellement solliciter une aide psychologique. En même temps, c’est aussi chercher la relation, en premier la relation avec soi-même. « Je est un autre », disait Rimbaud. Il faut aller à la rencontre de ce je, de façon profonde. Ca passe par la religion, mais il faut faire attention à ne pas aller vers l’intégrisme, qui est une autre forme d’enterrement, de folie. Il faut chercher à se sentir bien, en paix. Ecouter Bach, Mozart, du blues du gospel et chercher à chaque fois d’où la paix de cette musique provient. Ray Charles était un mécréant. Il écrivait de façon profane mais pas diabolique, puisqu’il parlait de l’amour humain.
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