Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d’éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquets d’étoiles de dernière grandeur
Aux dents d’empreinte de souris blanche sur la terre blanche
A la langue d’ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d’hostie poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâton d’écriture d’enfant
Aux sourcils de bord de nid d’hirondelle
Ma femme aux tempes d’ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d’allumette
Ma femme aux doigts de hasard et d’as de cœur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint Jean
De troène et de nids de scalares
Aux bras d’écume de mer et d’écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d’horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d’initiales
Aux pieds de trousseaux de clefs aux pieds de calfats qui boivent
Ma femme au cou d’orge imperlé
Ma femme à la gorge de val d’or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux sens de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d’éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d’oiseau qui fuit vertical
Au dos de vif argent
Au dos de lumière
A la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d’un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d’amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d’ornithorynque
Ma femme au sexe d’algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d’aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d’eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
Aux yeux de niveau d’eau de niveau d’air de terre et de feu
André Breton, Clair de terre, 1923
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« L’union libre » est un bel exemple de poème surréaliste. André Breton, chef de file du mouvement, définit ainsi le Surréalisme : « Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » Les écrivains surréalistes cherchent à libérer leur inconscient, à s’exprimer sans contrainte. Et en effet, ce texte surprend par sa très grande liberté, que ce soit au niveau du sens ou de la forme : Breton refuse les contraintes de la syntaxe en ne mettant aucun signe de ponctuation ; il refuse également les contraintes de la bienséance, puisqu’il n’hésite pas à mentionner les parties les plus intimes du corps de la femme aimée.
Mais ce qui est le plus étonnant – et le plus poétique – dans ce texte, ce sont les images que nous propose l’écrivain. Elles associent en effet des réalités qui n’ont, a priori, aucun rapport les unes avec les autres : qu’est-ce qu’une « chevelure de feu de bois ? » ? A-t-on déjà vu des « seins de taupinière marine » ? Ce sont justement ces associations d’idées qui font la force du langage surréaliste. Les Surréalistes croient au merveilleux, au hasard, à la possibilité de rencontrer la beauté à chaque coin de rue, au cœur de chaque phrase, à l’intérieur de chaque mot. Les poètes invitent leurs lecteurs à regarder différemment leur quotidien, les aident à en percevoir la poésie. Et en effet, si l’on accepte de se livrer au jeu surréaliste, on peut trouver dans les images de « L’union libre » une grande variété de sens. Comparer une chevelure à un feu de bois, n’est-ce pas rendre parfaitement compte de la couleur blonde, parcourue de reflets, des cheveux de la femme ? N’est-ce pas aussi faire deviner la douce chaleur qui envahit et rassure celui qui plonge sa tête dedans ?
Malgré l’originalité de la forme et des images qu’il propose, André Breton reprend un genre très ancien : celui du blason, qui consiste à faire l’éloge d’une partie du corps de la femme aimée. Les poètes de la Pléiade, notamment, l’avaient beaucoup pratiqué : on peut penser aux poèmes de Ronsard ou de Du Bellay. Le blason a séduit les écrivains surréalistes, à cause de l’importance que ces derniers accordent à la femme. Ils mentionnent souvent, dans leurs textes, des figures féminines, qui deviennent des guides pour atteindre le bonheur, et la poésie. « L’union libre » rend hommage à la femme aimée et la place au centre de l’univers : elle est à la fois l’eau, l’air, la terre et le feu dans le dernier vers.
3 Comments
Kenza
27 mars 2022 at 21:53Ma femme au yeux de savane
sylvainfoulquier
12 juillet 2017 at 10:05Une précision : le sublime poème « L’union libre » ne date pas de 1923 mais de 1931.
sylvainfoulquier
14 avril 2017 at 13:35« Ma femme à la taille de sablier » assimile le corps féminin au temps qui passe (le sablier étant une métaphore du temps), au défilé cycliques des heures et des saisons, et chaque partie du corps féminin peut être comparée à un moment de la journée ou à une saison, ce qui donne par exemple « ma femme aux fesses de printemps ».
Les deux images citées, ou encore « ma femme aux épaules de champagne » et « ma femme aux doigts de hasard et d’as de coeur » sont absolument éblouissantes et enflamment l’imagination. Même si certaines images du poème sont moins inspirées que celles-là, « L’union libre » constitue le sommet poétique de l’oeuvre d’André Breton et reste sans doute l’un des deux ou trois poèmes les plus fascinants du vingtième siècle.