2012 signe la trente-neuvième édition du Festival d’Angoulême, rendez-vous incontournable pour tous les bédéphiles. Comme à l’habitude, Save My Brain sera sur place pendant toute la durée du festival, pour vous faire découvrir en direct les expositions de l’événement et vous faire partager nos rencontres avec des auteurs qui nous ont touchés.
Cette année, l’Europe est à l’honneur. Une exposition intitulée L’Europe se dessine a pris ses quartiers sous le chapiteau de la place St-Martial. Le principe : réunir cinquante dessinateurs en provenance de tous les pays de l’Union pour faire honneur à la construction européenne. L’exposition se divise en deux parties. Tout d’abord, une partie des dessinateurs a été invitée à illustrer d’une planche un des principes fondamentaux du Traité Européen. Il en est ainsi de la Justice, vue par Yslaire…
Ou de la diminution de la pauvreté, sous la plume acerbe de Baru.
La construction européenne, c’est aussi la mise en place de programmes d’échanges comme Erasmus. C’est ici qu’intervient Iris, Européenne-type de 19 ans (et Française pour le besoin de la cause), personnage commun à une autre série de planches.
La jeune Iris, croquée par une flopée d’auteurs, court ainsi de nombreuses aventures en parcourant l’Europe pour la photographier. Logeant sur le sofa de ses hôtes, chacune de ses péripéties illustre une des facilités de voyage qu’autorise l’Union Européenne.
Un agréable cours de géopolitique à la gloire de l’Union. D’autant plus convaincant que Baru n’est pas l’unique auteur à présenter un regard critique.
Cette année, point de calot rouge dans le Monde des Bulles, le chapiteau qui accueille les grands éditeurs. En effet, Dupuis (éditeur du Journal de Spirou) est cette année absent du festival d’Angoulême. L’actu dans son catalogue est pourtant réelle. En cette période de festival (demain, pour être précis) sort en effet Hamster Drame, le premier tome d’une nouvelle série dénommée Sale Bête et cosignée par Maïa Mazaurette au scénario et Jean-Paul Krassinsky au dessin.
Cette nouvelle série raconte les péripéties d’une famille qui se voit refourguer par erreur un produit défectueux. Ils avaient commandé un hamster transgénique siglé façon Vuitton pour l’anniversaire de leur fille cadette Amandarine, ils se retrouvent avec le plus affreux et méchant des rongeurs, suite à un défaut de programmation lors du processus de fabrication.
Ne vous laissez pas berner par la couverture ! Il ne s’agit pas ici d’une énième série humoristique avec un animal bizarre. Sale Bête vous fait réfléchir, en abordant un certain recul (parfois cynique) sur la société actuelle. Une vraie réussite qui nous a donné envie de rencontrer les auteurs avant notre départ, à la librairie Opéra BD, à Paris. Comme ils sont sympas, ils vous dédicaceront votre album dans le bus Fluide.G (magazine auquel ils participent) situé sur la place des Halles.
Save My Brain : Comment est née l’idée de ce hamster démoniaque ?
Maïa Mazaurette : (montrant du doigt Jean-Paul Krassinsky) C’est sa faute ! C’est lui qui voulait dessiner des animaux bêtes et méchants.
Jean-Paul Krassinsky : J’ai en effet cette manie de dessiner tous les jours, au matin, des bestioles étranges. A la fin, je me suis retrouvé avec plein d’animaux mais pas d’histoire pour aller avec.
MM : Et il avait alors un énorme bestiaire mais pas de hamster !
J-PK : J’ai alors proposé à Maïa de faire un scénario pour ces animaux. J’ai aimé ce qu’elle avait fait avant et je l’ai donc contactée…
MM : Et j’ai tout de suite dit non !
J-PK : Je me suis dit alors que c’était pas grave, que j’allais contacter quelqu’un d’autre. Mais elle m’a rappelé une semaine plus tard !
MM : A la base, mon domaine, c’est le sexe. Donc je ne pensais pas trouver une idée. J’avais dit à Jean-Paul, « Je vais essayer de chercher, mais franchement, ça m’étonnerait ». Puis c’est finalement venu très vite. En une semaine, j’avais tout le scénario en tête.
SMB : D’un point de vue du dessin, quelles ont été les pistes pour rendre le hamster moche et méchant ?
J-PK : J’ai l’habitude de dessiner des gens bêtes et méchants, c’est le contraire qui n’aurait pas été logique ! Le dessin du hamster est venu assez vite, sauf en ce qui concerne la queue, qui a été l’objet de longues discussions avec l’éditeur. C’est vrai que c’est un attribut marquant. J’ai donc dessiné des tas de propositions de queue.
MM : Ils trouvaient au départ que ça faisait trop queue de rat.
J-PK : D’ailleurs, les lecteurs du Journal de Spirou sont très attentifs à cette question ! A la première page de l’album, j’ai dessiné un hamster décoré façon Vuitton et un courrier nous a fait remarquer que la queue n’était pas vraiment celle d’un hamster…
SMB : Avez-vous l’impression que les gens consomment les animaux comme un sac à mains Vuitton ?
MM : Oui, clairement ! Et d’ailleurs, je crois que s’il y avait possibilité de louer des chatons et de les rendre quand ils sont grands, je le ferais ! Ou alors louer un chaton pour quelques jours, ça serait pratique, je suis toujours en déplacement.
J-PK : Louer un perroquet pour une soirée, ça serait pas mal…
MM : D’ailleurs, au Japon, il y a des bars à chat et des bars à lapins. Ce sont des lieux où on peut profiter de la compagnie de chats. Et ils sont tellement habitués aux gens, qu’on peut les manipuler sans qu’ils ne rechignent.
J-PK : Des escort-cats, quoi…
MM : Oui, il y a un business pour Dodo la Saumure, là !
SMB : Sale bête va plus loin qu’une simple série humoristique avec un animal bizarre, comme le Gowap par exemple. Pourquoi ce choix d’un œil critique ?
MM : J’ai clairement voulu faire une BD intello, destinée aux titulaires d’un doctorat de philo. Plus sérieusement, c’est une BD tous publics, pas seulement pour les enfants, pas destinée aux huit ans. J’ai voulu aborder certain thèmes, comme la place des ados et des animaux dans la société, un peu de politique… J’ai voulu avant tout me faire plaisir.
SMB : Et vous n’avez pas peur que la couverture très rose ne déroute certains acheteurs ? On dirait presque une couverture de Lou…
MM : Non, il fallait que ça claque. Ca reste une BD tous publics, facile à lire. Puis il faut dire qu’on a un personnage principal fondamentalement moche, il fallait bien compenser !
J-PK : C’est assez segmentant, c’est vrai, comme ils disent dans les bureaux de marketing bruxellois. Mais on a tout de même le personnage d’Amandarine en couverture et ces couleurs correspondent à son univers. On aurait aussi pu mettre de chats partout en couverture et on en aurait vendu deux fois plus.
SMB : Comment avez-vous défini les caractères des membres de la famille pour qu’ils servent les besoins du scénario ?
MM : Ca a été assez évident. Déjà, j’ai pris un père de famille assez proche du mien. Avec le cœur sur la main mais assez démonstratif. Un athée chrétien, quoi. Mon père a été élevé chez les Jésuites. On est dans une famille de gauche friquée, avec le père qui cuisine de la ratatouille bio. Mon père fait très bien la ratatouille bio. Quant à la mère, elle n’est quasiment pas là. En fait, on imaginerait très bien cette situation inversée dans un couple. Et on a deux ados, deux filles. Comme je voulais une histoire mixte et qu’on avait deux animaux mâles, j’ai choisi deux filles. D’habitude, les seules choses qui arrivent aux filles dans les BD, c’est de savoir si elles vont avoir un mec ou pas. Je voulais aller plus loin. Celles-ci ont d’autres problèmes, leurs études… Elles sont en quelque sorte des aventurières. Il y a plein de manières d’être une aventurière. Sauver son hamster en est une. Pour leurs styles, j’aurais pu piocher dans plein de tribus mais il y en a certaines que je connais mieux que d’autres. L’une, Elizabelle, est emo, néo-gothique et l’autre, Amandarine, fan de la Star Ac et à la découverte de sa sexualité. Je crois que même si on naît dans une famille France-Culture, on ne peut pas échapper aux talons aiguille. Amandarine pourrait être prolo. Quand on est au collège on ne peut pas échapper à Britney Spears. Enfin, je dis Britney Spears mais je pourrais tout aussi bien citer Rihanna ou Beyoncé. Sauf que maintenant, les icônes se succèdent un peu vite. Britney est vraiment une bonne icône, installée dans l’imaginaire collectif. Au point que Jean Rolin lui a consacré un livre !
SMB : Notre magazine s’appelle Save My Brain… Sauver les cerveaux. Comment peut-on le faire ?
MM : En prenant soin de sa beauté intérieure ! Il faut lire la Bible, tout ça… Pour moi la vraie question est faut-il sauver les cerveaux ? Je pense que ça sera mieux quand on sera des machines. J’ai vu que maintenant on pouvait stimuler des orgasmes artificiels. Je suis pour hacker les cerveaux. Un bon cerveau est un cerveau bien transgénique !
J-PK : Je te fais une ordonnance ? Je pense que l’eugénisme est une bonne solution. Notre statut de post homo sapiens est assez limité…
SMB : Quels ont été vos derniers coups de cœur culturels (musique, cinéma, livres…) ?
MM : Je vis assez loin de la France, donc j’ai un certain décalage par rapport à ce qui sort. Au sens large, je parlerais de la cuisine moderne scandinave. C’est inspiré du dogma du cinéma danois, avec les mêmes modes de contrôle d’unité de lieu. Ils n’utilisent que des produits locaux et saisonniers. C’est ludique et créatif. J’aime bien manger, c’est important pour moi. Passer plusieurs années à Berlin n’a pas changé ma perception de la bouffe mais un an au Danemark, oui. Pour eux l’écologie a un sens. Et ils font des blagues dans leur plat. On se retrouve par exemple avec une carotte à cueillir dans un seau de terre. Sauf que ce qui ressemble à de la terre n’est pas de la terre mais l’assaisonnement.
J-PK : En bouquin, j’ai adoré Le Jardin du Bossu, de Franz Bartelt. C’est de l’humour noir drôle et acide, comme on n’en voit pas assez. Sinon, au sens de choc culturel, il y a le film The Human Centipede. C’est l’histoire d’un chirurgien autrichien fou qui cherche à faire une créature hybride en cousant des gens à la suite. La bouche de l’un à l’anus de l’autre. C’est assez horrible mais c’est un film fait avec peu de moyens visuels. Tout est dans la tête du spectateur. Et dans South Park, ils ont repris ça avec Steve Jobs et The Human Centipod.
Place maintenant à notre première rencontre à Angoulême. Nancy Pena, l’auteure de It is not a piece of cake, très joli policier graphique que nous vous avions présenté il y a quelques mois, s’est prêtée au jeu de nos questions.
Save My Brain : Ton album, c’est d’abord un bel objet. Comment a-t-il été mis en forme ?
Nancy Pena : J’ai toujours été intéressée par les arts déco. Donc un livre, c’est pour moi un bel objet à la base. J’ai aussi été influencée par l’art nouveau. Ensuite, comment tout s’est assemblé… Je ne saurais pas trop dire !
SMB : D’où t’es venue cette idée de jouer avec la bichromie noir et rouge ?
N.P. : Ca a un rôle important dans la narration. C’est un principe qui remonte au chat du kimono (premier opus de la série, NDLR). Ce procédé graphique permet d’éclairer l’histoire, puisque quand j’utilise le rouge, c’est qu’on entre dans une phase onirique, ou un flashback lorsque les tons intermédiaires sont utilisés. C’est clair et ça m’évite d’expliquer ça par le texte ou le dessin. C’est donc un gain de temps.
SMB : Comment sont nés les personnages que tu mets en scène ?
N.P. : De manière complètement anarchique ! Quand je me lance dans une histoire, j’ai plusieurs idées, que je cherche à combiner. Par exemple, pour Tea Party, je voulais l’histoire de quelqu’un qui chemine dans son propre corps malade. Puis je voulais parler de cuisine, aussi. Mais les deux idées n’étaient pas assez riches pour former une histoire chacune de leur côté. Alors je les ai mélangées. Je n’arrive à travailler que sous la contrainte. Alors je me donne des éléments contradictoires pour pouvoir arriver à un résultat et une idée finale qui tient la route.
SMB : Pourquoi avoir choisi le métier de counseller pour ton personnage principal ?
N.P. : Je ne devrais pas le dire, parce que tout le monde croit que c’est un vrai métier… Et j’aime bien tromper le monde ! En fait, ça m’a été inspiré par le personnage de Jeeves, dans les romans de P.G. Wodehouse. J’aimais ce genre de personnage de majordome de l’ère victorienne. Dans un des romans, deux lords se disputent leur cuisinier français. Je voulais parler de cuisine mais je n’y connais rien. Je ne pouvais donc pas prendre un cuisinier, au risque de me faire bêtement piéger par une question de détail. J’ai donc trouvé cette solution.
SMB : Tu mêles une ambiance très britannique à des légendes orientales. Pourquoi ce mélange original ?
N.P. : Ca vient toujours de mon goût pour l’art nouveau, une époque ou l’Occident s’est ouvert à la culture Japonaise. Plus que le Japon, c’est le japonisme qui m’intéresse. Comme j’ai fait de It is not a piece of cake une suite du Chat du Kimono, c’est une influence qui est revenue naturellement. Quant au côté British, j’avais envie de faire une enquête à la Agatha Christie. Avec un château, un mort, un huis-clos… Et comme dans le film Gosford Park, de Robert Altman, j’avais envie de faire ressortir cette différence entre les lords et les domestiques.
SMB : Pourquoi avoir choisi d’ajouter cette part de fantastique dans tes enquêtes ?
N.P. : Là encore, ça vient de mes lectures. Des romans anglais et américains du XIX ème siècle. J’aime quand une histoire bascule un peu vers l’étrange ou le fantastique. Dans le domaine, mon maître, c’est Henry James !
SMB : Dans It is not a Piece of Cake, la Madeleine de Proust s’avère être un gâteau dégueulasse. Tu trouves que les choses sont souvent meilleures dans nos souvenirs ?
N.P. : Non, je ne suis pas quelqu’un de nostalgique… Mais j’imagine que pour un vieux lord au passé glorieux, l’enfance perdue peut avoir meilleur goût que le présent.
SMB : Notre magazine s’appelle Save My Brain… Sauver les cerveaux. Comment peut-on le faire ?
N.P. : En lisant de bons livres et en étant curieux. Et en faisant le lien entre divers médias. Qu’ils soient à voir, à lire ou à écouter.
SMB : Ton coup de cœur BD de l’année ?
N.P. : Jeanine, de Mathias Picard ! Et aussi Quai d’Orsay. Ca reste une leçon de narration.
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