Difficile de ranger les New-Yorkais de Sonic Youth dans un genre bien précis. Figure majeure du rock alternatif à tendance « noisy », née du courant No Wave au début des années 80, ce groupe mythique a brillamment dévié de son punk hardcore originel pour mieux épouser un post-rock aux influences grunge, au tournant des années 90. Source d’inspiration pour une génération entière de musiciens dans la veine de Kurt Cobain, les « Youth » ont ainsi toujours positionné leur style, maintes fois imité mais jamais égalé, à l’orée de l’avant-garde… Et il faut croire que ça leur réussit plutôt pas mal, avec au total une quinzaine d’albums officiels et une foultitude de projets parallèles au compteur de leurs 28 ans de carrière !
Quel est donc le secret de cette incroyable longévité ? Une œuvre acharnée, influente et productive, dont le 16e et tout dernier album, The Eternal, sorti en juin de cette année, traduit les vertus rajeunissantes ? Une punk attitude farouchement préservée chez ces fringants quinquas? Ou une charismatique chanteuse nommée Kim Gordon, dont la seule évocation suffit à imposer le respect autant chez les femmes que chez les hommes ? Eh bien, si on vous répondait les trois à la fois !
Jeunesse sonique
Née le 28 avril 1953 à Rochester dans l’Etat de New York, de parents respectivement professeur de sociologie et couturière, c’est pourtant en Californie que grandit Kim Althea Gordon pour se rapprocher de l’UCLA, où enseigne son père. Une fois diplômée du prestigieux Otis College of Art and Design, la jeune fille déménage dans un New York où plane encore le spectre du punk et de Warhol. Dans un premier temps, Kim met à profit sa formation en créant des installations artistiques, en exposant pour des galeries d’art à Soho et en écrivant pour le magazine artforum. Mais bientôt les sirènes de la musique l’appellent : après avoir fait ses gammes dans un groupe de heavy metal à la fac, la jeune femme rejoint CKM, un groupe rock exclusivement féminin où officient Christine Hahn et Miranda Stanton. Par le biais de cette dernière, celle-ci fait la connaissance de ses futurs collègues et musiciens en devenir, Thurston Moore et Lee Ranaldo. A peine commence-t-elle à sortir avec Moore qu’ils envisagent déjà de monter leur propre groupe. Après l’aventure Male Blonding, Red Milk et Arcadians, le groupe se rebaptise finalement en 1981 Sonic Youth, avec l’arrivée de Ranaldo en deuxième guitare puis de Richard Edson à la batterie.
Dans cette « Jeunesse Sonique », habile contraction faite par Moore, du « Sonic » de Fred « Sonic » Smith (ndlr : le guitariste du cultissime groupe précurseur de hard et punk rock, MC5) et du « Youth » du reggaeman « Big Youth », chacun trouve sa place : tandis qu’ Edson s’occupe de la rythmique à la batterie, Gordon se met à la basse malgré ses quelques rudiments et partage les parties vocales avec les deux autres guitaristes. Certes, Kim comble ses lacunes par une détermination à toute épreuve mais en contrepartie celle-ci peut compter sur l’expérience de Ranaldo auprès du compositeur expérimental Glenn Branca. Ce n’est pas donc pas un hasard si ses ambiances psychédéliques couplées à celles de Rhys Chatham marquent les débuts du groupe ! La musique de Sonic Youth ? Des guitares poussées à l’extrême limite de l’audible, dans une tentative de déstructuration de la pop music, par des dissonances et des distorsions récurrentes tout en gardant une base qui reste mélodique.
Dans la tradition No Wave, cousin avant-gardiste du punk rock, c’est donc délibérément que le format couplet/refrain propre au rock est cassé au profit d’une improvisation chaotique… Et les Youth ne vont pas s’en priver en usant d’une variété d’accordages peu orthodoxes et de guitares « préparées », consistant en l’ajout d’objets sur le manche pour en modifier le timbre ! Il n’est alors pas étonnant, lorsqu’on assiste à un de leurs concerts, de voir une douzaine de ces instruments rangés sur les côtés, chacun étant accordé pour un effet sonore précis et arborant, par exemple, des tournevis ou des baguettes de batterie !
Confusion is Sex
A contrario d’artistes comme Pearl Jam ou Nirvana, SY n’a jamais flirté avec le star system et même au plus fort du succès, leurs disques ont difficilement passé la barre des 500 000 exemplaires. Cette position intègre car anti-commerciale a également ses limites : le refus de styliser leur musique les coupe naturellement de la culture populaire et donc de la reconnaissance de masse… Bien sûr le ballottage du groupe d’une maison de disques à une autre ne fait rien pour arranger les choses. Qu’importe, les Youth deviendront bien vite les icônes d’une scène underground. A choisir, ne vaut-il pas mieux s’inscrire dans la postérité en tant que leaders intemporels d’une culture alternative plutôt que stars fugitives d’un éphémère « one shot » ? Rappel de l’épopée Sonic Youth au détour de quelques albums mythiques.
Malgré un mini LP éponyme signé par Branca lui-même sous son label Neutral en 1982, Confusion is Sex (1983) est considéré comme le véritable premier album d’un groupe qui commence à faire parler de lui par des sonorités qui n’avaient jamais été produites ni même été considérées comme « musique » jusqu’alors. Ce qui n’aurait pu rester qu’une sauvage musique bruitiste trouve les textes qui lui manquaient dans la réalisation de Bad Moon Rising en 1985, un album brut de décoffrage, qui charge autant la politique de Reagan (“Society is a Hole, Satan is Boring) qu’une certaine face cachée de l’histoire américaine, avec « l’hommage » fait à Charles Manson par le titre « Death Valley ‘69 ». Sorti en 1986, Evol marque quant à lui l’arrivée de Steve Shelley à la batterie. L’alchimie opère doublement avec la signature du label indie SST qui propulse le groupe sur les scènes nationales en même qu’elle érige Kim au statut de sex symbol rebelle.
La relative notoriété dont jouit alors Sonic Youth ne l’empêche pas de poursuivre dans l’expérimentation musicale en signant Sister (1987), inspiré de la vie et des écrits de l’auteur de sci-fi Philip K. Dick. Quant à l’urgence du single « Teenage Riot » présent sur Daydream Nation (ou DN, en abrégé) lancé l’année suivante, celle-ci est particulièrement révélatrice du chaos fondateur qui portera les projets ultérieurs du groupe… Pas étonnant alors que DN soit considéré par Rolling Stone comme l’un des meilleurs albums de la décennie. Les « Youth » en mode rock mainstream ? C’est ce qu’on pourrait penser à l’écoute de Goo réalisé en 1990 sous l’étiquette Geffen avec les singles « Kool Thing » qui invite Chuck D. de Public Enemy, ou « Cinderella’s Big Score ». Avec bien plus d’aspérités que son côté lisse le laisse paraître, Dirty (1992) emprunte indéniablement à l’influence Cobain. C’est que le groupe s’est offert les services de Butch Vig, le producteur de Nevermind, Butch Vig. Un album qui fait date dans l’histoire du rock consensuel.
Certes moins accrocheur que Goo ou Dirty, Experimental Jet Set, Trash & No Star (1994), rapporte à SY son meilleur classement au Billboard US, en se plaçant à la 34e place… Et fait de “Bull in the Heather” un de leurs standards. Tandis que la commercialisation de NYC Ghosts & Flowers en 2000 marque un hommage assez maladroit à la Beat Generation et spoken word, Rather Ripped (2006) annonce un virage vers une pop légère tout en se classant 3e meilleur album de la décennie pour Rolling Stone. La sortie de cet album sera également l’occasion de présenter le cinquième et dernier membre de Sonic Youth à ce jour, Mark Ibold recruté exprès pour la tournée qui s’en suit. Après le punk hardcore et le grunge, au quintet de voguer désormais vers un post rock mâtiné de pop et de free jazz.
« Kool Thing let me play it with your radio »
De rares couvertures de magazines, tout aussi avares en interviews (dont quelques unes mythiques comme « Sonic Talk » sortie le 15/12/1988 ou « On tour with Neil Young » datant du 17/04/1993, respectivement menées par l’écrivain Robert Fischer ou le musicien canadien Nardwar The Human Serviette ), les Sonic Youth laissent délibérément planer autour de leur formation une aura de mystère. Tout juste Kim Gordon explique-t-elle cette démarche par cette phrase lapidaire : « Nous nous chargeons de la scène et de la musique ; nous acceptons les interviews sans les prendre trop au sérieux… Car nous nous préoccupons plus de la musique » (in « Sonic Talk », 15/12/1988). Pourtant que de choses accomplies en près de trente ans de carrière ! A commencer par Gordon, indissociable de la réussite du groupe.
A mesure que Sonic Youth commence à se faire entendre, la bassiste prend une part de plus en plus importante dans le chant, en devenant la voix d’un nouveau féminisme. Incarnation parfaite du mouvement riot grrl tout en se défendant d’en être la pionnière, Kim a ouvert la voie à toute une génération de groupes exclusivement féminins dans la lignée de Bikini Kill, en abordant des thèmes aussi intimes que le viol, l’anorexie ou le harcèlement sexuel. En pointant du doigt la dégradation de l’image de la femme dans l’inconscient masculin, ses chansons les plus célèbres comme « Kool Thing » ou « Swimming Issue » ne sont pas prétextes à des attaques personnelles mais à une critique généralisante de la société. Un tempérament de guerrière et du sang-froid à revendre qui vaudra à celle que l’on considère comme la plus radicale du groupe de s’imposer dans la composition et surtout l’écriture des chansons tout en se voyant couronnée du titre « Marraine du rock alternatif » par le célèbre magazine américain, Vanity Fair.
Après avoir fait sienne la basse, la chanteuse a décidé de parfaire son apprentissage de la guitare, commencée sur les titres « Washing Machine » et « A Thousand Leaves » pour la maîtriser totalement. Et en parallèle, s’octroie de petites pauses « récréatives » : aussi après avoir poussée Courtney Love à fonder le groupe Hole, avant de produire leur premier album Pretty On the Inside, celle-ci a co-dirigé avec Spike Jonze le clip « Cannonball » des Breeders et également formé de nombreux projets musicaux annexes comme l’éphémère Harry Crews avec l’artiste Lydia Lunch, Free Kitten avec notamment Julie Cafritz qui compte 4 albums à leur actif ou plus récemment encore, The Supreme Indifference présent sur la compilation Field and Streams, sortie sous le label Kill Rock Stars en 2002. Des idées bouillonnantes en matière de musique qui lui ont permis, ainsi qu’à son groupe, de notamment relancer la carrière de Neil Young un moment en perte de vitesse, de parrainer des groupes indépendants comme Nirvana ou Blonde Redhead, de collaborer à l’album Kékéland (2001) de notre Brigitte Fontaine nationale, et de d’essayer à de nombreuses expérimentations musicales sous leurs propres labels Sonic Death et Sonic Youth Records !
Aussi à l’aise sur scène que sur le petit écran, Kim a également prêté sa voix à un épisode des Simpson où son groupe figurait en guest, avant d’apparaître dernièrement dans le final de la saison 6 des Gilmore Girls en tant que chanteuse itinérante en compagnie de son mari et de sa fille Coco Hayley, pour y interpréter la chanson « What a Waste », figurant sur l’album Rather Ripped. Côté cinématographie, l’artiste n’est pas en reste : productrice musicale dans Last Days (2005) de Gus Van Sant, bussinesswoman énigmatique dans Boarding Gate d’Olivier Assayas et chanteuse dans I’m Not There, l’hommage musical fait à Bob Dylan par Todd Haynes également sorti en 2007, tous les costumes siéent à cette artiste caméléon, en outre créatrice de la ligne de vêtements « X-Girl » et artiste visuelle reconnue dont le métier a fidèlement été restitué dans l’exposition « Kim’s Bedroom »… Une carrière des plus impressionnantes que l’on retrouve avec plaisir dans une œuvre intitulée Kim Gordon Chronicles (2005) et déclinée en deux volumes.
Parfum d’éternité
Suite à l’exposition internationale « Sensational Fix » (2008) couvrant toute l’originalité de leur univers, on se demandait comment Sonic Youth pouvait encore créer la sensation ? Eh bien en réalisant un nouvel opus, pardi ! Et quelle pépite que The Eternal, sorti le 9 juin dernier sous Matador Records, marquant le grand retour du groupe sur un label indépendant après une union de près de vingt ans avec la major Geffen. Trois ans se sont en effet écoulés depuis la réalisation de Rather Ripped, la plus longue pause de leur carrière, que ceux-ci ont mis à profit pour se mettre à l’écriture d’un nouvel album, dont la progression fut relayée au jour le jour via Twitter. Un petit bijou dont l’écrin, ou la pochette, est une reproduction du guitariste John Fahey et qui se trouve dédié à feu au guitariste/bassiste/ compositeur américain et ex-Stooges, Ron Asheton, disparu au début de cette année.
Dans ce disque « frondeur, dur et viscéral » (in « Rencontre avec Sonic Youth », www.lesinrocks.com) qu’est The Eternal, on y retrouve un groupe au meilleur de sa forme, sur lequel les années ne semblent avoir de prise, « à la fois direct et intrigant, rock et expérimental, rageur et poétique, distordant les mélodies et rendant le bruit intelligible. Une mélodie pour accrocher l’esprit et de savants changements de tension pour le faire dériver » (in « Sonic Youth a le secret de la jeunesse éternelle », www.ouest-france.fr). Une myriade d’influences pop, hardcore, psyché, noise rock qui s’affirme comme le testament d’une renaissance, au sens propre comme au figuré. Car si Sonic Youth sait si bien réinventer le rock à sa sauce, c’est en bouleversant progressivement les règles qu’il avait jusqu’ici établies : un tour, Kim dominant le chant (« Sacred Trickster », « Calming the Snake », « Malibu Gas Station », « Massage The History »), puis l’improvisation d’un duo entre Moore et Ranaldo (« Antenna ») ou Ranaldo-Gordon (« What We Know »)… Pour finir en apothéose sur le hit en puissance « Anti-Orgasm », véritable débauche vocale entonnée par les trois comparses !
A chaque nouvel album des Youth, il faut s’attendre à être happé par un imaginaire tout à fait différent du précédent, où la spontanéité l’emporte sur la raison. Une position artistique que définit assez bien Lee Ranaldo en ces termes : « Depuis 1981, l’alchimie interne du groupe a naturellement évolué. Mais les bases de notre engagement musical sont restées les mêmes. Quand nous commençons l’enregistrement d’un album, nous ne partons jamais d’un concept : seule la musique qui sort de nos mains nous donne la direction à suivre. On peut penser ce qu’on veut de notre carrière, mais il y a un principe que nous n’avons jamais bafoué : notre seule obsession, c’est la musique. Le reste – la célébrité, le business, l’ego de chacun – n’a aucune espèce d’importance. Aujourd’hui, on assène ces vérités-là avec d’autant plus de force que le groupe, à l’âge qu’il a, ne s’est jamais senti aussi épanoui : nous sommes dans une situation très enviable ». (in « Rencontre avec Sonic Youth« , www.lesinrocks.com )
Envie de goûter au phénomène en condition live ? Sonic Youth jouera le 25 octobre prochain et pour la première fois en France, les chansons de son nouvel album au Palais des Congrès de Paris !
(Les photos proviennent de http://www.myspace.com/sonicyouth)
Sources
Sites internet :
http://www.sonicyouth.com
http://www.myspace.com/sonicyouth
http://musique.fluctuat.net/sonic-youth.html
http://membres.lycos.fr/sonic68/faq/bio.htm
http://www.evene.fr/celebre/biographie/kim-gordon-27846.php
http://www.divastation.com/kim_gordon/kgordon_bio.html
http://fr.wikipedia.org
http://en.wikipedia.org
http://www.rollingstone.com
http://www.azlyrics.com/
Articles:
– « L ‘underground de Sonic en tournée en Europe« (http://www.cafebabel.com/fre/article/26020/lunderground-de-sonic-youth-en-tournee-en-europe.html)
– « Sonic Talk, 15 Décembre 1988, interview réalisée par Robert Fischer in http://sonicyouth.com/history/interviews/index.html)
– « Sonic Youth, des hauts et des bas en 10 albums » (http://www.lesinrocks.com/musique/musique-article/article/sonic-youth-la-rigueur-vs-le-desordre/)
– « Sonic Youth a le secret de la jeunesse éternelle » (http://www.ouest-france.fr/actu/loisirsDet_-Sonic-Youth-a-le-secret-de-la-jeunesse-eternelle-_3724-953450_actu.Htm)
– « Rencontre avec Sonic Youth » (http://www.lesinrocks.com/musique/musique-article/article/rencontre-sonic-youth/)
– « The eternal Sonic Youth » (http://www.sortiraparis.com/concert/the-eternal-sonic-youth-20072.html)
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