Lorsqu’un génie du roman policier tel que l’Américain James Ellroy (auteur entre autre de l’excellent L.A. Confidential) décide de s’inspirer d’un fait réel aussi sordide que l’affaire Short, on peut s’attendre à un petit bijou de littérature. Et Le Dahlia Noir en est un, assurément. C’est un joyau !
« Cherchez la femme , Bucky. Souviens-toi de ça. »
Il est en effet question de femmes dans le roman de James Ellroy. D’une en particulier.
Elizabeth Short. Le Dahlia Noir.
Surnommée ainsi par Bevo Means, journaliste au Herald Express, à cause de son penchant à toujours se vêtir de robes noires et moulantes.
Elizabeth Short. 22 ans. Arrivée en 1943 en Californie la tête pleine de rêves Hollywoodiens et le cœur rempli d’espoir. A la recherche de gloire, de célébrité, d’amour.
Betty Short. Belle, idéaliste, romantique et naïve, … trop naïve. Découverte le 15 janvier 1947 dans un terrain vague sur la 39ème et Norton à Los Angeles, le visage tuméfié, la bouche ouverte d’une oreille à l’autre en un sourire grimaçant, éviscérée, le corps nu et mutilé, sectionné en deux au niveau de la taille. Le meurtre le plus mystérieux et atroce qu’ait jamais connu la Californie.
Dès lors, les deux équipiers, et anciens boxeurs, les plus en vogue du L.A.P.D , le Sergent Leland E. Blanchard et l’agent Dwight « Bucky » Bleichert, sont chargés d’enquêter sur l’affaire et de mettre la main sur l’assassin de la jeune femme.
Opposition de style pour une équipe de choc. Blanchard, c’est M. Feu, impétueux, volcanique, impulsif, la rage au ventre et le crochet du droit facile. La grande gueule de Central , qui boxe avec les mots autant qu’avec les poings. L’homme brisé par le meurtre de sa jeune sœur alors qu’il n’avait que 14 ans, et avide de vengeance.
Bleichert, c’est M. Glace. Son calme, son contrôle de soi et son style sur le ring, il le doit à ses origines allemandes. « Bucky » ou « Buck » comme ses proches aiment à le surnommer, c’est le jeune flic ambitieux, rusé, dévoué, efficace et consciencieux. Un collègue sur qui on peut compter, le partenaire idéal. Le faire-valoir de Lee Blanchard. Pourtant…
Physiquement également, tout oppose les deux hommes. Blanchard est blond et rougeaud, 1m80, les jambes maigrichonnes, les épaules larges et un ventre qui commence à se relâcher. Bleichert, c’est 1m87 de minceur musclée, le teint pâle, les traits fins et les cheveux et yeux sombres. Deux hommes que tout oppose donc, réunis par deux femmes. Aussi belle et mystérieuse l’une que l’autre. L’une tentera en vain de les sauver de leur obsession destructrice pour l’autre, tandis que celle-ci les conduira, involontairement, à leur chute. Kay Lake et Elisabeth Short.
Kay, l’amour platonique, la protégée de Lee Blanchard. Kay, le coup de cœur de Bucky Bleichert. Dès lors que le jeune flic fît la connaissance de la compagne de son partenaire, elle devînt son obsession première. C’était sans compter sur Betty Short.
La femme qui bouleversa leur vie à tous les trois.
Le 15 janvier 1947 marqua la fin des jours heureux du trio Blanchard-Bleichert-Lake pour faire place à une descente aux enfers, qui dura près de trois ans.
Descente aux enfers car tout est sombre dans le roman de James Ellroy. Les décors, l’ambiance, l’histoire, … les âmes. Pas un personnage dans Le Dahlia Noir n’est irréprochable. Au cours de l’enquête la plus complexe et déroutante qu’aient connu les hommes de loi de L.A., il sera question plus que jamais de corruption, de mensonges, de manipulation, de fausses pistes, de scandales. Plus vous avancerez dans votre lecture, plus vous serez autant ébahis qu’épatés de constater que les personnages d’Ellroy sont tous plus « pourris » les uns que les autres : lâches ou vaniteux, pervers ou dérangés, voici un panel de ce que vous trouverez dans ce Los Angeles d’après guerre. Le tout conté par un Bucky Bleichert baladé lors de cette enquête à travers les Etats-Unis et même jusqu’au Mexique ! Un Bleichert dont les choix moraux parfois douteux vous agacent, vous déroutent, vous déconcertent. Au début du récit il est pourtant un flic futé et intègre, mais au fil des pages le Dahlia le tourmente, le possède ; il ne voit plus qu’elle, ne pense plus qu’à elle, ne désire plus qu’elle, malgré sa volonté de rester digne et loyal à mesure que le consume sa folie obsessionnelle. C’est ainsi que, à la fois consternés et impuissants, vous assistez à la chute de cet homme qui au départ avait tout pour réussir, mais dont l’obsession pour cette femme, qu’il n’a même jamais connu, le pousse malgré lui à tout gâcher…
Et c’est rageant !!! Mais en même temps, qui pourrait blâmer Bleichert de vouloir à tout prix démasquer le meurtrier de Betty Short, et lui permettre ainsi, de reposer en paix ? Personne ! Et même pas nous pauvre lecteur ! Car tout le génie d’Ellroy dans ce roman noir inspiré du vrai meurtre d’Elizabeth Short repose sur le fait que, malgré l’immoralité de certains actes accomplis par son « héros », ou anti-héro en l’occurrence, le lecteur n’a d’autre choix que de vouloir ce que Bleichert veut : la tête de cet assassin ! C’est avec brio que l’auteur nous entraîne dans ce récit infernal et parvient à faire de nous d’autres admirateurs, d’autres obsédés du Dahlia. Comme Bucky, plus vous en apprendrez sur cette fille, plus vous voudrez en savoir, et plus vous avancerez dans cette enquête étrange, voire parfois malsaine, plus votre obsession grandira, jusqu’au dénouement final, qui tarde un peu à venir tant cette affaire est complexe, mais qui tient toutes ses promesses : des surprises, des rebondissements, de l’inattendu ! « Cherchez la femme, Bucky. Souviens-toi de ça. »
Au final, le Dahlia Noir c’est l’histoire de cette gentille fille un peu « facile », sans réel intérêt de son vivant qui, une fois morte, déchaine les passions et révèle au grand jour ce qu’il y a de pire en chacune des personnes amenée à enquêter sur son meurtre. La question qui les hante, tous, et celle qui vous hantera, vous aussi, lecteur : « Quel monstre a pu lui infliger cela ? », « Quel homme sur terre peut être capable d’autant de violence et de cruauté envers un être aussi fragile et innocent que Betty Short ? »
Si vous brûlez de le savoir, vous savez ce qu’il vous reste à faire !
Quand fiction et réalité se rejoignent, pour ne former plus qu’un
Betty Short et Geneva Hilliker Ellroy avaient neuf ans d’écart. Nées respectivement en 1924 et 1915. En grandissant, les deux jeunes femmes auraient pu devenir amies, dans ce Los Angeles d’après guerre. Si elles n’avaient pas toutes les deux étaient assassinées. Le 15 janvier 1947 pour Elizabeth Short, le 22 juin 1958 pour Jean Ellroy. La mère de l’auteur fût retrouvée par des gosses du quartier, un après midi d’été, violée et étranglée, sur un tapis de lierre, au bord d’une rue déserte d’El Monte, un de ces faubourgs minables qui émaillent L.A. Pour ce qui est de Betty, son corps nu et mutilé fût trouvé par une femme promenant son enfant, un matin d’hiver 47, dans un terrain vague de la cité des anges. Jean avait alors 43 ans, Betty 22 ans, seulement… Les deux affaires n’ont jamais été résolues.
Troublantes similitudes entre ces deux découvertes. Et les points communs entre les deux femmes ne s’arrêtent pas aux conditions dans lesquelles a été retrouvé leur corps. Tout comme Betty, Jean était la plus belle fille de sa ville d’origine. Tout comme elle, elle l’a quittée, répondant aux appels de la côté ouest et de son soleil permanent ; et tout comme Elizabeth, Jean Ellroy était fascinée par l’industrie cinématographique, elle avait même fait un bout d’essai à Hollywood. Les deux femmes étaient aussi très sociables. Peu farouches, elles étaient appréciées des hommes et ne comptaient plus leurs aventures d’un soir. Parmi ces hommes, un en particulier, leur aura été fatal. Un « oui », ou « non », ou « peut être » en réponse à une proposition plus ou moins indécente, leur a coûté la vie. Une aventure de trop…
James Ellroy a perdu sa mère lorsqu’il avait dix ans. Il la haïssait profondément à l’époque, aussi, cette perte ne lui valut que quelques fausses larmes, pour faire bonne figure, le jour de l’enterrement. Emprisonné dans son complexe d’Œdipe, le jeune Ellroy ne pouvait se résoudre à pleurer cette mère qu’il désirait mais qui, pour lui, « était une alcoolique et une traînée ». Pour son onzième anniversaire, le père du gamin, devenu fou de romans policiers suite à la mort de sa mère, lui offre le livre de Jack Webb, « The Badge ». Un article sur le meurtre du Dahlia Noir s’y trouvait inclus. C’est alors que, dans l’esprit tourmenté du garçon, Jean Ellroy et Elizabeth Short fusionnèrent pour ne former plus qu’une seule et même personne.
Dans la postface de son roman, l’auteur écrit : « Jean m’a conduit à Betty. Betty m’a conduit à Jean. » James Ellroy n’avait pas pleuré la perte de sa mère, il pourrait pleurer celle de Betty Short. Et tout l’amour qu’il n’a pas donné à sa mère, de son vivant et même après, il allait le donner au Dahlia, se dévidant de fantasmes centrés sur la jeune femme, il se voyait dans le rôle de son sauveur, de son vengeur. Cela ne vous rappelle personne ?
Bucky Bleichert.
Bleichert, c’est James Ellroy. D’origine allemande, comme lui. Fou de Rita Hayworth, comme lui. L’auteur a fait de lui son double fictif, se déchargeant ainsi de son obsession pour le Dahlia, de son mépris pour les femmes, de sa soif de sexe et de vengeance. Lui aussi, « porte comme un flambeau une blessure et une tendresse qui le consument au plus près, et peu lui importe s’il se brûle . » Un personnage à la fois naïf et complexe, dérangeant et touchant, dans sa volonté de retrouver intégrité, moralité et dignité, et de rendre la sienne à Betty Short. Le Dahlia Noir est le roman qui devait lui permettre de se retrouver et de faire, enfin, son deuil. C’est son exutoire. Une cure qui devait le guérir de son mal, achevée en 1996 avec la parution de son autobiographie : « Ma Part d’Ombre », dans laquelle Ellroy raconte son histoire, et celle de sa mère. Un livre destiné à le réconcilier avec celle qu’il méprisait de son vivant, et qui l’a obsédé pendant près de 30 ans.
Avec le Dahlia Noir, Ellroy signe une ode salutaire à la mémoire d’Elizabeth Short, et un hommage à sa mère. Il lui dédit son œuvre. Au tout début du roman les mots suivants sont inscrits : « A Geneva Hilliker Ellroy 1915 – 1958. Mère : Vingt-neuf ans plus tard, ces pages d’adieux aux lettres de sang. »
La folie obsessionnelle d’Ellroy portée à l’écran
L’adaptation du Dahlia Noir sur grand écran fût portée en 2006. Réunissant en tête d’affiche Josh Hartnett, Aaron Eckhart, Scarlett Johansson et Hilary Swank sous la houlette de Brian De Palma, le film promettait d’être grandiose ! Il est … déroutant.
Ni réussi, ni complètement raté, surprenant.
Après avoir refermé le pavé de près de 500 pages de James Ellroy et découvert, enfin, qui était l’assassin de cette pauvre Betty Short, mon premier réflexe a été de me demander comment De Palma avait fait pour transposer à l’écran une œuvre aussi complexe. J’étais perplexe. Et je m’attendais, comme toujours lorsqu’il s’agit de voir une adaptation, au pire. C’était sans compter sur Josh Friedman, le scénariste du film. J’imagine que l’homme, suite à la lecture du roman et avant de se lancer dans l’adaptation, en est arrivé à la même conclusion que moi, à savoir : impossible à adapter tel quel ! Il a donc, de façon à la fois agréablement surprenante, mais aussi complètement étonnante, ré-imaginé la quasi-totalité de la seconde partie du roman !
C’est fort !
Très fort, mais aussi sujet à de nombreuses critiques… Cependant, pour des raisons budgétaires, et aussi pratiques (comment porter à l’écran un roman de 500 pages en un film d’à peine 2h ?), il était évident qu’entre film et livre allaient apparaître quelques différences scénaristiques. Mais plus que de simples « inévitables coupes » dans le récit d’Ellroy, dans le cas présent, c’est carrément donc la seconde moitié de l’histoire qui a été réécrite. Déroutant. Choquant peut être pour certains, qui jugeront, à tord ou à raison, irrespectueux envers l’auteur d’avoir pris tant de liberté par rapport à son œuvre. Pourtant, « l’esprit Ellroy » est conservé dans cette adaptation. L’équipe du film a gardé la même structure et les mêmes attitudes pour ce qui est de l’histoire et des personnages. Ellroy lui-même se dit content du travail de Josh Friedman. Et, en y réfléchissant à deux fois (pour ceux qui ne l’avaient pas déjà fait après la lecture du roman…), même les plus inconditionnels des fans de James Ellroy finiront par reconnaître que, vu la complexité de l’histoire, il ne pouvait en être autrement. Et pour les plus récalcitrants, il leur suffira simplement de regarder uniquement la première heure du film, au demeurant plutôt bien adaptée.
Le contexte ainsi que les personnages sont relativement bien mis en place, même si on peut regretter bien sûr, comme c’est le cas pour toute adaptation, que leur psychologie ne soit pas plus développée. On arrive malgré tout à saisir le principal, à savoir, leur fonctionnement, leurs émotions, leurs doutes et leurs motivations. Le travail autour du personnage du Dahlia est particulièrement réussit et ingénieux. Dans le roman d’Ellroy, elle ne vit qu’à travers les témoignages des personnes qui l’ont, à un moment donné, fréquentée, alors que dans le film, on la voit bouger, parler, sourire, pleurer au travers d’essais visionnés par l’agent Bleichert (joué par Josh Hartnett). Un sentiment d’empathie est alors crée, permettant ainsi au spectateur de s’attacher davantage à son personnage.
Les décors et les plans, longs, souvent en contre plongée, faits de jeux d’ombres et de contrastes dans les images, sont quant à eux d’un esthétisme absolument irréprochable dans ce film très visuel, caractéristique du style De Palma. L’ambiance d’après guerre, tant au niveau des décors donc, que des costumes mais aussi des attitudes et des dialogues est également très réussie. Et la musique enfin, d’époque, omniprésente, dans ce film qui appelle le blues, se fait la seconde voix de Josh Hartnett. Cette trompette mélancolique résonne comme lui, et souligne à merveille les émotions de son personnage.
Rien que pour cette réussite sur le plan esthétique, mais aussi et surtout pour découvrir et apprécier le roman de James Ellroy d’un autre œil et d’une façon tout à fait inédite, le Dahlia Noir mérite d’être vu, et revu. En effet, une seconde projection s’impose, tant l’œuvre ici adaptée est riche et complexe.
1 Comment
zofia
23 mars 2009 at 18:33Super article :)
Ça me donne vraiment envie de lire le bouquin, histoire de découvrir toute la complexité de cette histoire