La scène se passe à Deauville, pendant la première guerre mondiale. Coco Chanel et Paul Poiret sont face à face. Le second accuse la première de transformer les femmes en petites télégraphistes sous-alimentées. Ce à quoi Mademoiselle répond que les femmes ne voulaient plus avoir l’air d’être échappées d’un harem.
Je ne m’avancerai pas sur l’exactitude historique de cette scène issue de l’excellent téléfilm Coco Chanel, bien que les propos de Paul Poiret semblent fondés. Elle a toutefois le grand mérite de mettre en lumière l’opposition de style entre ces deux grands noms de la mode du XXème siècle. Une sorte de passage de témoin entre un Poiret sur le déclin et une Coco Chanel aux premières années de son éclatante réussite.
Pour Paul Poiret, tout commença à la fin du XIXème siècle. D’abord disciple de Jacques Doucet (comme le fut également Madeleine Vionnet) puis du britannique Charles Frederic Worth (considéré comme l’inventeur de la haute couture), il fonda sa maison en 1903. Déjà lorsqu’il travaillait pour Jacques Doucet, il avait dessiné des costumes pour deux des plus célèbres actrices de l’époque : Sarah Bernhardt et Réjane. Conservant cette cliente lorsqu’il s’installa à son compte, il capitalisa sur cette notoriété pour devenir un personnage qu’on qualifierait de « hype » aujourd’hui. Proche du Tout-Paris, il organisait de nombreuses soirées dont une intitulée la 1002ème nuit, faisant date dans l’histoire des nuits parisiennes.
Cette référence nommée au fameux recueil de contes arabes n’est pas la seule inspiration orientale de Paul Poiret. Pionnier de « l’orientalisme », le couturier met à l’honneur tissus exotiques et turbans dans ses créations, donnant ses lettres de noblesses aux étoffes colorées. Et la réclame suit, les créations de Paul Poiret étant mises en valeur dans de magnifiques albums illustrés par Paul Iribe ou Georges Lepape.
Mais le plus grand fait d’armes de Paul Poiret est d’avoir libéré la femme du corset. Dès 1906, ses créations adoptent une coupe de style Directoire, droite et étroite, à la taille ramenée sous la poitrine. Une libération totale ? Pas vraiment… La coupe droite et étroite des robes signées Poiret gêne la marche.
Il faut attendre Coco Chanel pour une véritable liberté de mouvement. D’abord modiste, elle ouvre des boutiques rue Cambon en 1910 puis à Deauville trois ans plus tard avec l’aide de son amant Boy Capel. Les temps austères de la première guerre mondiale la conduisent à utiliser le jersey habituellement réservé aux sous vêtements masculins, dès ses premières créations en 1915. Chanel libère le corps : les robes se raccourcissent, prennent des formes amples sans taille marquée. En même temps, elle et Adrienne (qui fait également office de mannequin pour la toute jeune maison) se coupent les cheveux, annonçant les garçonnes des années folles.
Coco Chanel était aussi révolutionnaire que Paul Poiret dix ans plus tôt. Mais la situation en 1915 a rendu les étoffes délicates (soie, velours, tissus décorés créés par le peintre Raoul Dufy) de ce dernier incongrues. Un changement d’époque, la fin d’une maison et le début d’une autre. La maison Poiret eut toutefois un certain succès (déclinant de plus en plus au fil des années) jusqu’au milieu des années 1920, avant de sombrer totalement avec la crise de 1929. Ironie de l’histoire, Chanel connut la même désuétude qu’elle avait infligée à Poiret, en 1965, lorsque Mary Quant et André Courrèges lancèrent leurs minijupes. Mademoiselle affirmait alors que montrer ses genoux était laid, loupant le train d’une nouvelle tendance de société, aussi tenace et révolutionnaire que celle qu’elle a amorcée en 1915.
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